Horlogerie et environnement


Web3 et durabilité: concilier l’inconciliable?

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novembre 2022


Web3 et durabilité: concilier l'inconciliable?

Pas un jour ne s’écoule sans son flot de communication sur l’introduction d’un nouvel NFT par une marque horlogère, les nouvelles possibilités de la blockchain et les investissements opérés dans le metaverse. Est-ce là réellement le futur d’internet? Et surtout, quel sera l’impact environnemental de ce nouveau web décentralisé et immersif? Analyse.

A

ujourd’hui, de nombreuses marques d’horlogerie, de toutes tailles et à tous niveaux de prix, proposent des certificats digitaux d’authenticité et de propriété pour certains de leurs modèles (voire pour tous): c’est le cas, entre autres, de Breitling, Vacheron Constantin, Audemars Piguet ou encore Louis Erard et Louis Moinet. Ces Non-Fungible Tokens (NFT) ont vocation à remplacer les anciennes cartes d’authenticité. Leur intégrité est garantie par la blockchain et ils sont censés être inaltérables et infalsifiables. Ils permettent de prouver l’identité de l’acheteur et de transférer la propriété en toute transparence. Et offrent en outre la possibilité aux marques de rester en contact avec tout nouvel acheteur après une vente.

Le but premier de ces NFT consiste donc à la fois à offrir une traçabilité infaillible et à élargir les communautés des marques, en particulier sur le marché en plein développement du Certified Pre-Owned (CPO). Le NFT donnera ainsi accès à une foule d’informations sur le modèle comme sa fiche technique, son héritage historique, ses changements de propriétaires, ses révisions et, pourquoi pas, son bilan carbone. De prime abord, cela semble donc être une bonne chose pour le client final et pour la marque.

Commercial ou artistique?

De fait, de nombreuses marques horlogères s’aventurent dans cette technologie et les services ou contenus associés fleurissent: Chronoswiss, Czapek ou TAG Heuer Heuer offrent leurs certificats d’authenticité NFT; Jacob & Co. propose en prime un dîner avec le PDG à l’achat de NFT, reliant ainsi monde digital et monde physique. Bulgari s’est aussi lancée dans cette optique: le géant italien du luxe s’est intéressé au NFT depuis plusieurs années et a introduit deux «doubles digitaux» pour des modèles de montres, ainsi qu’une création purement numérique, l’oeuvre Serpenti Metamorphosis imaginée par l’artiste multimédia Refik Anadol en ayant recours à l’intelligence artificielle, transformée en NFT et dont le produit de la vente est destiné à des oeuvres caritatives.

Le but de ces initiatives n’est pas commercial pour la marque romaine, souligne Massimo Paloni, Chief Operations & Innovation Officer de Bulgari: «Nous ne vendons pas nos NFT, ils sont indissociables de leur double physique. Pour nous, il s’agit d’un outil servant à améliorer l’expérience client, ajoutant une dimension supplémentaire en liant le physique et le virtuel.» Ces NFT permettent par exemple de connecter le propriétaire au créateur de la montre et de lui donner accès à des informations exclusives sur le parcours créatif de la famille de modèles Octo Finissimo, de la première esquisse à la dernière édition. Bien sûr, la traçabilité et la sécurité font partie intégrante de l’approche NFT, mais «cela n’est pas différenciant», précise Massimo Paloni.

L'installation digitale Serpenti Metamorphosis a été commandée par Bulgari à l'artiste multimédia Refik Anadol.
L’installation digitale Serpenti Metamorphosis a été commandée par Bulgari à l’artiste multimédia Refik Anadol.

Un outil de relation client

Breitling, qui vient de lancer un grand chantier en faveur de la «montre traçable» (lire notre article), considère cette technologie de manière similaire, comme l’explique Antonio Carriero, Chief Digital & Technology Officer de la marque: «C’est un outil pour créer de l’engagement chez nos clients. Nous avons toujours considéré la blockchain comme un moyen de concilier luxe et digital, comme un outil de la relation client. Garantir l’authenticité et certifier la propriété sont les fonctionnalités de base, mais les NFT offrent aussi de la transparence sur le cycle de vie d’une montre et une traçabilité cruciale avec le passeport digital. Ceci permet une «échangeabilité» des montres sécurisée sur le marché secondaire. Il s’agit d’atouts pertinents pour tous les clients - c’est pourquoi toutes nos montres sont désormais munies de leur certificat digital. La blockchain enrichit l’expérience de la propriété de nos montres et nous rapproche de nos clients ».

Bain & Company abonde en ce sens (lire ici): pour le cabinet de conseil, les NFT incarnent (virtuellement) un nouveau moyen pour les entreprises de créer de l’engagement avec leurs clients. Ils vont servir à développer la loyauté de ces derniers en offrant de nouvelles récompenses au travers de programmes de fidélité inédits. Tout le monde devrait donc y trouver son compte. Mais ces NFT ne représentent qu’une partie de l’univers digital Web3 qu’ils commencent à dévoiler.

«Echanger des montres de manière plus sécurisée sur le marché secondaire - c’est un atout pertinent pour tous les clients.»

Investissements massifs dans le metaverse

Les NFT constituent en effet les prémices de ce que pourra être à terme le metaverse, un univers digital 3D immersif en temps réel, avec ses propres monnaies d’échanges et ses boutiques où déambuleront et interagiront les consommateurs. Le cabinet de conseil McKinsey est dithyrambique sur le sujet (lire ici), notant que les investissements se sont fortement développés sur cette technologie en 2022: «Les entreprises et fonds d’investissement ont injecté plus de 120 milliards de dollars dans le metaverse sur les cinq premiers mois de 2022, plus du double des 57 milliards investis en 2021. Une large part revient à l’acquisition annoncée par Microsoft d’Activision pour 69 milliards de dollars.» Le cabinet évoque même un potentiel économique de l’ordre de 5 billions de dollars d’ici 2030, dont près de la moitié pour le e-commerce.

Les plus optimistes voient le metaverse (et son pendant, les NFT) comme une panacée virtuelle qui permettra de baisser la consommation physique, et donc l’utilisation de ressources naturelles, pour la remplacer par une réalité virtuelle. Positive Luxury, entreprise active depuis 2011 dans la transformation des entreprises du luxe vers plus de durabilité, va jusqu’à présenter le metaverse comme ayant un «potentiel illimité pour les marques de luxe (...) un débouché entièrement nouveau où l’on peut vendre des biens digitaux allant des vêtements aux accessoires pour habiller les avatars des utilisateurs et décorer leurs maisons». Soit, donc, «un nouveau monde sans aucune limite physique traditionnelle».

Le rêve de la créativité absolue, sans impact sur le monde tangible? Certains cherchent déjà à vendre des montres virtuelles pour équiper son avatar dans le metaverse. On rêve d’une «nouvelle source de profit sans rien créer de matériel», qui «pousse les clients à consommer plus mais sans impacter les ressources naturelles». Cependant, cette innovation s’avère plus complexe que cela, lorsqu’on l’aborde réellement sous l’angle de l’éco-responsabilité.

Consommer plus mais sans impacter les ressources naturelles? C’est plus compliqué que cela...

Pousser encore plus loin un internet déjà énergivore

Avant de parler du «nouveau web», il faut déjà mettre en perspective la consommation énergétique du web actuel au niveau mondial. Selon les chiffres mis à disposition par Green IT dans son rapport 2019 sur l’empreinte environnementale du numérique mondial, il existe 34 milliards d’appareils connectés sur la planète, pour 4,1 millards d’utilisateurs actifs. Leur production génère 4,2 % de la consommation d’énergies primaires et 3,8% des émissions de gaz à effet de serre. Leur utilisation représente 5,5% de la consommation d’électricité mondiale.

Ces chiffres sont déjà loin d’être négligeables. Mais l’évolution en cours pose de plus en plus de questions. Le même rapport de Green IT estime que la croissance numérique se situe autour de 6% par an, ce qui doublerait son impact global en un peu plus de 10 ans. D’autre part, pour que l’expérience soit immersive, la technologie de réalité virtuelle requiert 90 images par seconde (contre 30 pour la vidéo classique). Cela nécessite une puissance de calcul et une consommation d’énergie considérablement plus élevées. Le fabricant Intel estime ainsi qu’il faudra multiplier par 1’000 les capacités de calcul informatique pour fournir des services metaverse.

Intel estime qu’il faudra multiplier par 1’000 les capacités de calcul informatique pour fournir des services metaverse.

«The Merge»

Face à cette explosion de la consommation énergétique, Ethereum, une plateforme blockchain dominante, a opéré en septembre son opération «The Merge», pour passer du «proof-of-work» (preuve de travail) au «proof-of-stake» (preuve d’enjeu). Le premier système impliquait que de multiples «mineurs» à travers le monde, rémunérés en crypto-monnaies, aient recours en parallèle à des ordinateurs à grosse consommation énergétique afin de tenter de décoder les chiffres qui leur permettraient d’ajouter de nouveaux blocs de transactions sur la blockchain. Le nouveau système, lui, fonctionne sur la base d’un algorithme qui sélectionne un nombre plus limité de personnes chargées de créer les nouveaux blocs.

Comme le souligne le Financial Times, l’exemple d’Ethereum n’est pas encore généralisé: le bitcoin, la blockchain la plus populaire, fonctionne toujours sur le système de «proof-of-work», ce qui génère une consommation énergétique annuelle supérieure à celle d’un pays comme la Norvège. Cette évolution pose par ailleurs la question d’une forme de centralisation du contrôle de la blockchain, alors que cette technologie constitue la promesse d’une décentralisation absolue. Il n’empêche: «The Merge» semble être une bonne nouvelle pour le monde et pour le destin du Web3. Selon Ethereum, cette évolution permet de baisser de 99% sa consommation d’électricité.

Mais la consommation d’énergie n’est pas le seul souci. En effet, l’écosystème du metaverse va entraîner la production en masse de nouveaux équipements électroniques, comme des casques et accessoires en tous genres. Lorsque l’on connait l’obsolescence rapide de ce type d’outils, le problème se matérialise rapidement. Surtout lorsque le taux de recyclage est faible: selon l’étude The Global E-waste Monitor de 2020, sur les plus de 50 millions de tonnes de déchets électroniques produits chaque année, moins de 20% sont recyclés. Et ce sans évoquer la perpétuation d’un modèle de surconsommation qui conduit la planète au désastre écologique.

Face à l’explosion de la bulle

Bien plus que la conscience écologique, c’est cependant la loi du marché qui vient de faire exploser la bulle des NFT: après la vente très médiatisée des «Bored Apes» ou de «Everydays: The first 5000 days» de Beeple, une oeuvre écoulée pour 69 millions de dollars par Christie’s, le commerce de NFT est passé d’un marché de 17 milliards de dollars en janvier 2022 à… 466 millions fin septembre, soit une baisse de 97% liée plus globalement au crash des crypto-monnaies.

De même, on constate que Meta (ex-Facebook), plus gros investisseur dans le metaverse avec plus de 13 milliards de dollars dépensés jusqu’à présent, affiche un bénéfice en nette baisse (-52% sur un an) au troisième trimestre 2022. Le prix de ses actions à chuté de 352 à 144 dollars dans la même période et ses effectifs ont baissé de 12’000 personnes. Concrètement, l’«engouement» annoncé pour le metaverse semble encore très limité: on compterait environ deux millions d’utilisateurs sur deux des plus grosses plateformes, Decentraland et Sandbox, et seulement 300’000 usagers quotidiens sur Horizon Worlds de Meta. Un message interne de Vishal Shah, vice-président en charge du metaverse chez Meta, a même été dévoilé début octobre, dans lequel il remettait en question la qualité de l’univers créé et exhortait ses employés à y participer plus activement. Est-ce parce que la technologie n’est pas aboutie ou simplement qu’elle n’est pas pertinente? La question se pose.

Bien plus que la conscience écologique, c’est la loi du marché qui vient de faire exploser la bulle des NFT.

Qu’est-ce que cela nous apprend?

Le premier enseignement évident est que la technologie NFT ne devra pas être considérée comme un produit de pure spéculation, servant à assouvir de la cupidité à court terme, si elle entend continuer d’exister dans un monde qui réclame de plus en plus de sens et de sobriété. C’est d’ailleurs l’espoir formulé par certains tenants de la blockchain: que l’explosion de la bulle nettoie le marché de ses hyper-spéculateurs (beaucoup tissent le parallèle avec l’explosion de la bulle dot-com au tournant du millénaire).

Le second est qu’il est sans doute judicieux d’évaluer toute nouvelle technologie avec l’étalon de son utilité réelle, voire de son impact environnemental. Et c’est bien là que le bât blesse, d’autant plus pour des marques horlogères qui misent avant tout sur leur image. Est-il possible de concilier un engagement environnemental et des investissements massifs dans le Web3?

Pour Antonio Carrero chez Breitling, le Merge opéré par Ethereum montre que la technologie peut être sobre: «Nous cherchons à atteindre un équilibre entre technologie et intégrité de nos produits en termes sociaux et environnementaux. Nous sommes d’ailleurs présents sur une blockchain en marge de l’Ethereum qui opère selon la «preuve d’autorité», très semblable à la «preuve d’enjeu» concrétisée par le Merge.»

Pour sa part, Massimo Paloni chez Bulgari se montre assez prudent: «Lorsque l’on parle d’innovation, sur 250 idées, une seule se révèlera véritablement bonne et réalisable. L’avenir nous dira si le metaverse était la bonne. Nous testons, nous évaluons et nous prendrons la direction qui nous semble la plus en accord avec nos valeurs fondamentales.»

La technologie NFT ne devra pas être considérée comme un produit de pure spéculation, servant à assouvir de la cupidité à court terme, si elle entend continuer d’exister dans un monde qui réclame de plus en plus de sens et de sobriété.

Un FOMO pervers

On constate que beaucoup de marques tentent malgré tout l’aventure, par peur de rater le coche dans un monde en mutation rapide, - le fameux «Fear Of Missing Out (FOMO) -, pour voir ce qu’elles peuvent en retirer de bénéfique. Positive Luxury évoque cependant la difficulté d’associer développement durable et metaverse, avec la multiplication des data centers utilisés pour le stockage des données, qui viennent ajouter leur charge environnementale aux points évoqués précédemment. Faut-il encore additionner une nouvelle technologie au système numérique existant, à l’opposé de la notion de sobriété prônée pour limiter les dégâts de l’économie sur l’environnement?

En réalité, il existe déjà une communauté proche du metaverse: celle des adeptes du jeu en ligne, à savoir pas moins de trois milliards de personnes dans le monde, un segment qui génère quelque 200 milliards de dollars par an. Mais il est intéressant de noter que des membres de cette grande communauté du gaming appellent à un développement responsable et s’engagent à ne pas investir dans le metaverse, dans un souci de sobriété technologique. Une sensibilité que les marques pourraient aussi prendre en compte dans leurs réflexions.

De fait, il n’existe aucune obligation pour les acteurs de l’horlogerie, surtout dans une industrie travaillant sur le très long terme, de foncer tête baissée dans cette nouvelle technologie, ce qui pourrait s’avérer contre-productif. Il est aussi possible de sélectionner seulement certaines fonctionnalités qui s’avéreraient plus pertinentes. La marque horlogère Awake démontre par exemple que la blockchain peut être utilisée dans un but d’éveiller les consciences aux enjeux environnementaux: chaque montre de sa série limitée Mission To Earth est dotée d’un identifiant unique infalsifiable incrusté dans son verre saphir (lire ici), permettant à son détenteur de se connecter en temps réel à la caméra de la Station Spatiale Internationale pour observer la Terre depuis l’espace. La technologie au service de la responsabilité environnementale, tout en étant très onirique et émotionnelle: un angle nouveau, distinct d’une simple démarche de développement commercial.

Dans sa quête d’exemplarité et de sens, le luxe pourrait aussi tenter de dépasser son FOMO et adopter une réelle sobriété, celle que l’on retrouve souvent dans ses discours de développement durable, en déclinant de participer à la course à l’échalote du metaverse. En évaluant cette innovation non pas en terme de gain de productivité ou de bénéfices financiers, mais d’impact sur les ressources naturelles, de surconsommation et de déconnexion avec la réalité, elle n’apparaitra peut-être pas aussi essentielle. La vraie «disruption» ne serait-elle pas dans un changement de logiciel de fond plutôt que dans la projection d’une fuite en avant technologique?

La vraie «disruption» ne serait-elle pas dans un changement de logiciel de fond plutôt que dans la projection d’une fuite en avant technologique?