L’horlogerie indépendante


Breitling: ambition universelle

STRATÉGIE

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juin 2018


Breitling: ambition universelle

Georges Kern a posé son verdict sur Breitling, racheté par le fonds CVC Partners et dont il a pris les rênes d’une main ferme l’an passé. Les conséquences étaient drastiques dès le dernier Baselworld: restructuration et élargissement de l’offre de la marque, au nouveau logo, autour de l’air, de la mer et de la terre; reprise en main de la chaîne de distribution et offensive numérique à marche forcée. Une stratégie qui a le mérite de la clarté, alors que la marque était pénalisée par plusieurs incohérences. Breitling entend à présent conquérir «sa» part du gâteau asiatique.

C

’est une marque à la notoriété (presque) sans égal, très forte aux Etats-Unis et en Europe, mais qui semblait un peu endormie. Autant dire que lorsqu’une personnalité aussi intransigeante et polarisante que Georges Kern reprend le destin de Breitling, le réveil est d’autant plus sonore!

Le storytelling était bien rôdé au dernier salon de Baselworld, autour d’une présentation des trois univers de la marque sous l’ère Kern et surtout d’un mot d’ordre absolu: «Nous n’inventons rien, nous reprenons tout simplement ce qui existait déjà.» Preuve à l’appui, cette publicité des années 1950 vantant les trois univers de Breitling, la terre, la mer et l’air.

Rouvrir les tiroirs

«Lorsque Georges Kern a posé son regard sur le catalogue de la marque, un élément lui a sauté aux yeux: les collections se ressemblaient trop, avec une confusion de genre entre les modèles», nous indique-t-on. On ne peut guère lui donner tort, tant on sentait chez Breitling que le pouvoir de la marque avait pris l’ascendant sur celui des collections, ce qui donnait une impression de surplace, d’immobilisme (qui a aussi ses mérites, soit dit en passant, alors que tant de marques donnent l’impression contraire de mener des zigzags stratégiques, en navigation à vue). Bref, ça ronronnait un peu!

Et ça ronronnait surtout autour du thème de l’aviation. En prenant quelques décisions au fort pouvoir symbolique – comme la fin du partenariat avec les Super Constellation ou avec la Patrouille suisse, ne gardant que sa propre et célèbre patrouille acrobatique – le nouvel homme fort a d’emblée indiqué ses ambitions universelles pour Breitling, en remettant également l’accent sur les domaines de la mécanique sportive et de la navigation, pour venir rivaliser avec d’autres poids lourds horlogers qui occupent ces terrains. Là encore, l’idée est de sortir la marque de sa «zone de confort», dans laquelle elle s’était un peu assoupie.

Elargir le champ d’action

Avec le risque bien sûr de donner l’impression de «couper les ailes» (au sens propre et figuré, puisqu’elles ne figurent plus sur le logo de la marque) de Breitling. On s’efforçait d’ailleurs de bien faire comprendre que la marque n’abandonnait pas le terrain de l’aviation, mais élargissait ses horizons.

En prenant un peu de hauteur, et en gardant en tête la stratégie globale d’une marque qui entend désormais se battre sur plusieurs terrains, on comprend néanmoins mieux ces choix, à la lumière de la nouvelle orientation de la marque. Elle qui ne veut pas parler uniquement aux quinquagénaires mâles occidentaux adeptes de mécanique aéronautique, mais à un public asiatique aux goûts plus classiques qui représente la moitié des achats de luxe dans le monde, ainsi qu’à une audience féminine qui lui échappe encore très largement.

Car ne nous y trompons pas: c’est bien le marché chinois qui est dans le viseur de Georges Kern, notamment avec la nouvelle ligne Navitimer 8. Il compte certainement y reproduire la recette de son succès chez IWC, où il a fait passer le chiffre d’affaires de quelques dizaines à plusieurs centaines de millions de francs en 15 ans. C’est-à-dire une très forte présence marketing (on le voit déjà avec la formation des Breitling Squads, des trios d’ambassadeurs issus de différents univers), une offre élargie et universelle et une forte maîtrise directe des canaux de distribution physique et numérique.

Trois lignes-clé

Quid des modèles-phares, justement? Ils se structurent autour de trois univers, l’Air (Navitimer), la Mer (Superocean) et la Terre (Transocean), et deux «familles» transversales, Chronomat et Professional. A noter que la Navitimer 8 lancée cette année ne remplace pas la Navitimer originelle, qui devient simplement la... Navitimer 1.

Navitimer 1
Navitimer 1

L’accent est mis sur ce qui fait l’ADN de Breitling: le chronographe mécanique. La marque ne produira plus, à quelques exceptions près, de modèles quartz. Ce grand exercice de clarification, qui associe retour aux sources et extension du champ d’action, ne se verra pas suivi d’une envolée des prix, le but étant de rester dans un prix moyen allant de 3’600 à 7’500 CHF, soit du luxe accessible sur des modèles sport-chic.

L’ombre puissante de CVC Partners

Alors que Breitling n’était que peu présent jusqu’alors sur le terrain du e-commerce, une autre ambition forte de Georges Kern, elle aussi «universelle», est d’ouvrir rapidement des canaux de vente digitaux, afin de permettre aux consommateurs, asiatiques ou non, de pouvoir acheter des Breitling en tout temps. Derrière ce plan ambitieux en tous points, les exigences du nouveau propriétaire, le fonds de private equity londonien CVC Partners, sont fortes.

Au printemps 2017, le fonds a repris 80% de Breitling à la famille Schneider – qui était propriétaire de la marque depuis 1979 – pour un montant estimé à 800 millions de francs. Georges Kern lui même a pris des parts dans la société – ce qui était sans aucun doute une belle entrée en matière pour sa nouvelle mission. Cette date a aussi marqué la reprise de l’une des dernières grandes marques horlogères suisses indépendantes et en mains familiales.

Edition limitée Navitimer Aviator 8
Edition limitée Navitimer Aviator 8

Dans une analyse intéressante, Alon Ben Joseph de Ace Jewelers aux Pays- Bas rappelle que les fonds de private equity gardent en moyenne sept ans leur investissement dans une compagnie rachetée, avec une attente de l’ordre de 20% en termes de retour sur investissement annuel. Selon ses calculs, le nouveau management a donc pour objectif d’atteindre un chiffre d’affaires de… 2,5 milliards de dollars d’ici à 2024 - pour espérer revendre la marque au prix minimum d’une fois son chiffre d’affaires.

Ce qui implique une croissance annuelle moyenne pour Breitling de l’ordre de 30%. Mission impossible? Georges Kern doit maintenant endosser le costume de «l’homme providentiel» de Breitling, pour entrer pleinement dans les livres d’histoire horlogère.