L’horlogerie indépendante


Ludovic Ballouard: philosophe par la force des choses

PORTRAIT

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juillet 2021


Ludovic Ballouard: philosophe par la force des choses

«En ce moment j’ai la cote. Je n’ai jamais travaillé autant, à tel point que j’ai peur que le coronavirus s’arrête! Je reçois de plus en plus de demandes, comme si tous les détaillants du monde voulaient faire des corners d’indépendants.» Juste revanche pour Ludovic Ballouard, cet outsider surdoué qui met le temps la tête à l’envers.

L

udovic Ballouard est à son compte depuis douze ans, il fait tout seul douze montres par année et n’entend pas en faire plus. Douze montres par an qui mettent littéralement le temps à l’envers pour mieux vous le dire à l’endroit, histoire que vous en preniez la juste mesure philosophique – prendre le temps.

Installé au plus profond du canton de Genève dans l’ancienne poste du hameau d’Athenaz, à un jet de pierre d’un autre horloger indépendant de renom, Antoine Preziuso, ce fils de paysan breton devenu maître-horloger savoure enfin les fruits de son travail et de sa passion.

Ludovic Ballouard: philosophe par la force des choses

Il était temps car l’homme a failli être définitivement coulé, pris en otage qu’il était dans de grandes manœuvres financières le dépassant (lors de la prise de contrôle d’Harry Winston, qui lui avait commandé son fameux Opus 13, par le Swatch Group qui ne voulait plus en entendre parler).

«Mais où est passée l'Opus 13?» Une enquête parue dans Europa Star Première en 2015.
«Mais où est passée l’Opus 13?» Une enquête parue dans Europa Star Première en 2015.

Ludovic Ballouard: philosophe par la force des choses

Un sacré parcours

Avec ses allures de pirate atlantique, nul doute que Ludovic Ballouard («Ludo», comme on l’appelle dans tout le cercle très solidaire des indépendants) est bel et bien né non loin de la mer, dans une ferme des Côtes-d’Armor en Bretagne française. Après l’école normale puis un CSP de sténodactylo, à 15 ans, il rêve encore de devenir prothésiste dentaire. Peine perdue, il n’est pas retenu. Il se rend dans un conseil d’orientation scolaire: on lui conseille l’horlogerie. Il n’y avait pas pensé. C’est la révélation.

Il a 15 ans et se présente à l’école d’horlogerie de Rennes, qui accueille treize élèves. A nouveau, il n’est pas retenu. «On ne voulait pas de moi. J’en ai pleuré.» Il revient à la ferme... mais retourne aussitôt se présenter à l’école avec une maquette de bateau qu’il a entièrement faite de ses mains. Le professeur qui le reçoit est touché, admire le talent du gamin, le prend en pitié, fait une dérogation.

Ludovic Ballouard: philosophe par la force des choses

On est dans les années 1980. A l’école, la première année, on étudie les pendules. La deuxième, on ne fait alors que du quartz («ça me faisait chier», dit-il), en troisième année seulement on aborde les montres mécaniques. Le gamin se montre super rapide. En trois mois, il a accompli tout le programme et en a marre. Il quitte l’école car il veut bosser. Mais il passe néanmoins haut la main l’examen en candidat libre, histoire d’avoir quand même le diplôme.

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Réfractaire dans l’âme

Il trouve un boulot à Lorient, en Bretagne, chez un horloger mais il ne tient que six mois. A part changer les piles, il n’y avait rien d’intéressant à faire. Il monte dans sa 4L et décide d’aller tenter sa chance en Suisse. Il atterrit chez Lemania dans la Vallée de Joux, il fait -13°. Il est pris mais il y restera 6 mois, il ne tient plus dans ce froid. Il retourne en Bretagne et change de métier.

Pendant huit ans, il devient technicien sur instruments de bord d’avions en maintenance à l’aéroport de Dinard. Des Boeing, des Airbus, c’est le rêve, surtout pour lui, fou d’aéromodélisme - et par ailleurs précurseur dans le domaine des drones. Parmi ses collègues, il y a un ex-horloger reconverti. Ensemble, ils parlent d’horlogerie, un monde lointain.

A l’aéroport, il demande une très modeste augmentation qui lui est refusée. Il se cabre. Il se met à feuilleter les magazines d’horlogerie et décide d’envoyer un CV à l’horloger qui fait la montre la plus chère de tout le catalogue: un certain Franck Muller. Il reçoit une réponse très rapide: venez faire un essai.

A son arrivée à Genthod, on lui donne dix mouvements Lemania, des chronos à démonter, nettoyer, huiler et remonter. Alors qu’il n’en a aucune expérience, il fait le tout en quatre jours seulement. Il est engagé, avec un salaire de CHF 4’500 soit 15’000 francs français de l’époque de plus que ce qu’il gagnait à Dinard. Bingo. Il va y rester trois ans et a adoré cette époque, adoré vivre dans la région lémanique. Mais l’aventure se termine brusquement.

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Il se met alors à son compte à Genève et ouvre un atelier d’emboîtage, dont le principal client est Vacheron Constantin. Mais il s’ennuie et arrête. Il a des envies de création, apprend qu’un horloger vient d’être remercié par François-Paul Journe, téléphone et le jour même se fait engager. L’aventure avec François-Paul Journe, plus longue que toutes les autres, va durer sept ans.

Il travaille sur l’Octa puis François-Paul Journe veut le mettre aux tourbillons mais se ravise un mois après et lui demande de s’occuper de sa Grande Sonnerie. Une consécration, à sa manière. L’objectif est de faire une montre en 3 à 4 mois, Ludo arrive à en faire 6 à 7 par an.

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«Seul compte le temps présent»

Arrive la crise de 2008-2009. Sa femme est malade. Il décide de partir et de tenter sa chance en créant sa propre marque. Mais il lui faut une idée. Il sort à 11h, va manger tout seul en se disant que cette idée, il l’aura avant la fin de son repas. A 14h, c’est fait.

Il prévient douze détaillants de François-Paul Journe qu’il a connus avec les Grandes Sonneries et les prévient qu’il prépare «une vraie surprise». Il demande 50% d’avance et en quelques jours réunit plusieurs centaines de milliers de francs.

Le modèle Upside Down
Le modèle Upside Down

Six mois plus tard, début 2010, la montre est prête, c’est l’Upside Down. Cette montre étonnante, qui affiche le temps passé et futur à l’envers et ne montre à l’endroit que le temps présent, est totalement inédite et philosophique: seul compte le temps présent. Remarquée, elle reçoit le Prix spécial du Jury de Montres Passion en 2010.

«La crise financière ravageait le monde et il semblait que le seul sujet de conversation était la Bourse qui croulait sous nos yeux et dont tous les chiffres étaient upside down (...) Quand tous les chiffres deviennent faux, un seul, à mes yeux, restait vrai, un chiffre solitaire suffisant à nous redonner confiance dans la vie: l’heure présente (...) Une montre qui faisait parfaitement sens dans un monde devenu fou.»

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Seconde complication

En 2021, Ludovic Ballouard sort sa deuxième complication, la montre Half-Time. L’esprit reste le même mais son mouvement est encore plus compliqué. Cette fois, les chiffres qui indiquent l’heure sont coupés en deux dans le sens de la hauteur et disposés sur deux disques rotatifs qui tournent dans deux directions opposées. Seul le chiffre de l’heure présente se recompose pour devenir lisible. Tous les autres sont invisibles. Les minutes de cette heure sautante si particulière sont indiquées de façon rétrograde sur un secteur placé à 6h.

Symboliquement, ces heures divisées en deux ne devenant lisibles que quand leurs deux moitiés se réunissent sont, aux yeux de Ludo, comme deux êtres perdus qui se trouvent en s’unissant, en s’aimant.

Le modèle Half-Time
Le modèle Half-Time

Tout comme avec l’Upside Down, qui peut être exécutée à la demande de mille façons (cadrans précieux de pierre, peinture miniature, sertissages, gravure, marqueterie de nacre, etc...), et les chiffres des heures de toutes les calligraphies et langues possibles, la Half-Time peut prendre tous les visages à volonté.

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Renouveau des collectionneurs

De retour à l’avant-scène après l’affaire Opus 13 narrée ci-dessus et qui a failli le voir disparaître corps et biens de l’espace horloger, Ludovic Ballouard voit avec enthousiasme l’arrivée d’un nouveau cercle de collectionneurs nettement plus jeunes. Au Japon, la moyenne d’âge de ses clients est de 30 ans. Tout récemment, il a vendu une montre à un jeune homme de 22 ans.

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«Tout passe désormais par Instagram et je viens d’y mettre une image explicite: désormais j’accepte d’être payé en bitcoins. Du coup, les demandes ont doublé.» En attendant une nouvelle grande surprise: son mouvement B04. «Un mouvement très particulier qui va conjuguer deux temps bien différents l’un de l’autre. Si je n’y parviens pas, ça signifiera que c’est impossible à faire.»

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