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Les horlogers face au risque politique: vendre des montres en URSS

HISTOIRE

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avril 2022


Les horlogers face au risque politique: vendre des montres en URSS

Le risque politique a toujours été présent pour les entreprises multinationales dans certains pays, comme le montre la fermeture récente des boutiques de luxe en Russie. Ce n’est pas la première glaciation géopolitique entre Russie et Occident. Il vaut ainsi la peine de se pencher, grâce aux archives d’Europa Star, sur les relations qu’entretenaient les horlogers avec l’Union soviétique durant la Guerre froide.

L

a fermeture des boutiques de luxe en Russie qui résulte de la guerre ukrainienne rappelle l’enjeu majeur que représente le risque politique pour les entreprises multinationales dans certains pays. Ce phénomène est ancien et remonte aux premières heures de la globalisation des affaires. L’expansion sur le marché russe est un excellent exemple de la nécessité de s’adapter à des conditions politiques particulières. Quelles sont les entreprises horlogères ayant développé des activités en Union soviétique durant la Guerre froide? Quelles furent les bases et les enjeux de leur expansion? Les archives d’Europa Star permettent de répondre à ces questions.

Dans un premier temps, les horlogers suisses ont développé certaines stratégies visant à faire connaître leurs marques dans le pays. La coopération avec les cosmonautes soviétiques est une première occasion de s’imposer sur ce marché très protégé. En 1964, l’entreprise genevoise Camy Watch fournit les cosmonautes soviétiques en montres de précision – présentées comme chronomètres bien que cette firme ne figure pas parmi les marques obtenant un certificat officiel à cette époque. Le célèbre Youri Gagarine aurait ainsi été un usager de Camy. Toutefois, en 1975, lors de la mission commune Appollo-Soyouz, ce sont bien des montres Omega que portent les astronautes américains et les cosmonautes soviétiques.

En 1964, Europa Star mentionne les modèles de la marque genevoise Camy portés par les cosmonautes soviétiques Youri Gagarine et Guerman Titov.
En 1964, Europa Star mentionne les modèles de la marque genevoise Camy portés par les cosmonautes soviétiques Youri Gagarine et Guerman Titov.
©Europa Star 1964

Le sponsoring sportif est un autre moyen important de tenter de faire connaître sa marque sur le marché soviétique. Plusieurs entreprises offrent leurs montres à des sportifs soviétiques lors de manifestations organisées à l’extérieur du Bloc communiste. Ainsi, en 1966, Enicar fournit des montres aux membres de l’équipe nationale soviétique de football, dans le cadre de la phase finale de la Coupe du monde, qui a lieu en Grande-Bretagne. L’URSS termine quatrième, battue par le Portugal dans la petite finale.

En 1966, le légendaire gardien de but soviétique Lev Yachine et ses coéquipiers reçoivent des modèles Enicar lors d'un passage en Suisse.
En 1966, le légendaire gardien de but soviétique Lev Yachine et ses coéquipiers reçoivent des modèles Enicar lors d’un passage en Suisse.
©Europa Star 1966

En 1983, c’est Aubry Frères qui offre des montres Doxa aux footballeurs soviétiques lors de leur passage en Suisse pour un match amical.

En 1983, ce sont des modèles Doxa que reçoivent les footballeurs soviétiques.
En 1983, ce sont des modèles Doxa que reçoivent les footballeurs soviétiques.
©Europa Star 1983

Toutefois, c’est surtout le chronométrage sportif qui permet à quelques marques d’assurer une véritable présence médiatique sur territoire soviétique. Swiss Timing, qui regroupe alors Omega, Longines et Heuer-Léonidas, obtient le contrat pour les Olympiades moscovites en 1980. C’est l’occasion pour ces trois marques de renforcer leur notoriété auprès du large public russe.

Swiss Timing (Omega, Longines et Heuer-Léonidas) obtient coup sur coup le chronométrage des JO d'été de Moscou et d'hiver de Lake Placid tous deux organisés en 1980, malgré la concurrence de marques locales. Notre éditorialiste y voit «un clair signe de la suprématie de l'industrie horlogère suisse, à la fois dans les mondes communiste et capitaliste».
Swiss Timing (Omega, Longines et Heuer-Léonidas) obtient coup sur coup le chronométrage des JO d’été de Moscou et d’hiver de Lake Placid tous deux organisés en 1980, malgré la concurrence de marques locales. Notre éditorialiste y voit «un clair signe de la suprématie de l’industrie horlogère suisse, à la fois dans les mondes communiste et capitaliste».
©Europa Star 1978

Dans un contexte géopolitique tendu, Swiss Timing chronomètre les JO d'hiver 1980 de Lake Placid aux Etats-Unis. Les JO de Moscou tenus l'été de la même année ont été boycottés par une cinquantaine de nations dont les Etats-Unis pour protester contre l'invasion de l'Afghanistan par l'URSS.
Dans un contexte géopolitique tendu, Swiss Timing chronomètre les JO d’hiver 1980 de Lake Placid aux Etats-Unis. Les JO de Moscou tenus l’été de la même année ont été boycottés par une cinquantaine de nations dont les Etats-Unis pour protester contre l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS.
©Europa Star 1978

Les retombées de ces diverses manifestations sont toutefois faibles, dans la mesure où l’Union soviétique est largement fermée aux produits occidentaux. Selon les statistiques du commerce extérieur de la Suisse, l’URSS représente constamment moins de 0.1% du total des exportations horlogères helvétiques. Les efforts publicitaires sont sans effet.

L’Union soviétique possède d’ailleurs sa propre industrie horlogère, à laquelle elle assure une protection douanière. La production nationale de montres passe en effet de 16 millions de pièces en 1960 à près de 40 millions en 1980, faisant de l’URSS le troisième producteur mondial après la Suisse et le Japon. Les archives d’Europa Star témoignent de cette formidable croissance.

En 1982, les montres soviétiques s'exportent vers plus de 100 pays, comme le vante cette publicité.
En 1982, les montres soviétiques s’exportent vers plus de 100 pays, comme le vante cette publicité.
©Europa Star 1982

Le charme particulier de la montre made in URSS, «un vent nouveau venu de l'Est»
Le charme particulier de la montre made in URSS, «un vent nouveau venu de l’Est»
©Europa Star 1989

La fin du régime communiste et l’éclatement de l’URSS constituent un tournant dans l’histoire horlogère de ce pays. L’adoption du libéralisme économique et l’ouverture des frontières représentent un risque politique majeur pour l’industrie horlogère soviétique, qui lui sera fatal. La production russe de montres s’effondre: elle n’est plus que de 4.8 millions de pièces en 2000 et finit par quasiment disparaître au cours de la décennie qui suit. Il reste certes quelques marques de niche mais qui ne sont pas significatives en termes de part de marché.

La chute de l'URSS marquera aussi l'effondrement de l'industrie horlogère locale.
La chute de l’URSS marquera aussi l’effondrement de l’industrie horlogère locale.
©Europa Star 1992

Visite du Salon horloger de Moscou en 2004, alors que certaines marques russes tentent de se relancer
Visite du Salon horloger de Moscou en 2004, alors que certaines marques russes tentent de se relancer
©Europa Star 2004

Aujourd'hui, Raketa est la marque russe la mieux profilée sur le marché national et international. Mais la situation géopolitique actuelle rend son avenir incertain (lire notre récent entretien avec son directeur).
Aujourd’hui, Raketa est la marque russe la mieux profilée sur le marché national et international. Mais la situation géopolitique actuelle rend son avenir incertain (lire notre récent entretien avec son directeur).
©Europa Star 2012

Pour les horlogers suisses, le changement de régime est une opportunité d’enfin retrouver l’accès à ce marché, fermé depuis 1917. La vente de montres s’accélère et les exportations horlogères suisses vers la Russie passent d’à peine un million de francs en 1990 à un sommet de 280 millions en 2013. Les marques suisses dominent désormais le marché russe et Europa Star lance une édition russophone en 2006.

Entre 2006 et 2013, Europa Star a publié depuis l'Ukraine une édition pour le monde russophone, alors que cet espace connaissait une forte dynamique horlogère, avant que la guerre ne frappe le pays. Un site internet se destine toujours aujourd'hui à cette audience.
Entre 2006 et 2013, Europa Star a publié depuis l’Ukraine une édition pour le monde russophone, alors que cet espace connaissait une forte dynamique horlogère, avant que la guerre ne frappe le pays. Un site internet se destine toujours aujourd’hui à cette audience.
©Europa Star 2007

Publicité Blancpain pour l'espace russophone
Publicité Blancpain pour l’espace russophone
©Europa Star 2006

Édition en russe d'Europa Star
Édition en russe d’Europa Star
©Europa Star 2006

Les sanctions européennes qui suivent l’annexion de la Crimée mettent un terme à cette forte expansion. Les exportations passent sous la barre des 200 millions, puis connaissent un bref regain en 2021, avant que le déclenchement de la guerre contre l’Ukraine ne vienne rompre cette dynamique. L’imprévisibilité du régime russe illustre l’importance cruciale du risque politique pour les entreprises évoluant dans des environnements instables.