L’horlogerie indépendante


Morteau, la pépinière de la nouvelle vague horlogère

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avril 2023


Morteau, la pépinière de la nouvelle vague horlogère

Au fil de de nos rencontres avec la nouvelle génération de très jeunes horlogers indépendants, un nom est revenu avec insistance: Morteau. Ou, plus précisément, la section Horlogerie du Lycée Edgar Faure de Morteau, qui apparaît comme étant une véritable pépinière de jeunes fous d’horlogerie. Pour comprendre comment et pourquoi cette école semble rencontrer un tel succès, nous sommes allés y faire un petit tour. Et en sommes ressortis véritablement conquis.

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ituée dans le Haut-Doubs français, à quelques encablures de la frontière suisse et de ses prospères vallées horlogères, la petite ville de Morteau est entrée en horlogerie dès le milieu du XVIIIème siècle, dans le cadre du système d’établissage (lire à ce propos notre article «Horlogers et anarchistes» ici), puis s’est industrialisée progressivement dès la fin du XIXème siècle avec fabriques d’ébauches et de montres, avant de voir cette industrie péricliter et de disparaître à la suite de l’introduction du quartz suivie d’une forme assez aigüe de désindustrialisation progressive de la France. Aujourd’hui ne subsistent à Morteau et dans sa région qu’une dizaine d’entreprises du secteur horloger, actives principalement dans la sous-traitance auprès de l’industrie suisse, dans l’assemblage et dans la fabrication. Mais le tropisme horloger reste d’autant plus puissant sur ce territoire qu’un pourcentage très élevé de ses habitants (60%) œuvre et travaille quotidiennement dans les manufactures de son voisin suisse. L’horlogerie est et reste ancrée dans l’ADN de la région, faisant intégralement partie de son identité profonde et contribuant largement à la prospérité de ses habitants.

Territoire horloger

En France, il existe cinq «écoles d’horlogerie» à Paris, Bordeaux, Rennes, Marseille-Nice et Morteau. La section Horlogerie du Lycée Edgar Faure de Morteau se distingue particulièrement par son attractivité. Ce qui la caractérise est non seulement son ancrage dans une région horlogère, sa proximité avec la Suisse – destination future privilégiée par 80% de ses élèves – mais aussi d’autres facteurs cruciaux. Comme nous l’explique Florence Burger, la brillante Proviseure du Lycée, «au-delà de l’ADN industriel horloger du territoire et de sa proximité avec les grandes manufactures suisses et les entreprises françaises, l’expertise de son corps enseignant constitué d’hommes de l’art aguerris et passionnés de transmission y est aussi pour beaucoup. Nous sommes mus par une volonté cardinale, celle de maintenir l’horlogerie à son plus haut niveau d’excellence. Ce qui entraîne de gros investissements, notamment dans notre parc de machines hors norme, équivalent à celui d’une manufacture horlogère, comme vous pourrez le constater en parcourant nos locaux.»

Horlogerie, joaillerie, microtechnique et usinage au coude à coude

Mais il est un autre facteur important qui explique l’attractivité de l’enseignement proposé ici. Sur les 1’300 élèves du Lycée de Morteau, 200 étudient l’horlogerie, 200 la joaillerie, mais aussi, et c’est déterminant, 200 se forment à la microtechnique et à l’usinage. Soit un ensemble qui réunit – presque – toutes les compétences nécessaires à la compréhension de l’éventail des savoirs nécessaires à l’horlogerie. Sans oublier qu’à côté de leur apprentissage en horlogerie, les élèves suivent également un enseignement général. Arts appliqués, modélisation, construction – tout comme philosophie et mathématique – sont aussi au programme.

«Aujourd’hui, la transversalité est au cœur des métiers et des carrières. Nous offrons ainsi une formation technique, artistique et générale qui n’enferme pas dans une case mais permet cet échange vital entre pratiques et savoirs. En partant, nos élèves, à qui nous transmettons ce goût du savoir, continuent d’apprendre. Et l’horlogerie est un champ immense», s’enthousiasme Florence Burger, avec toute la conviction qui l’habite.

La force de l’enseignement pratiqué à Morteau réside sans aucun doute dans cette transversalité qui se fait côtoyer directement horlogerie, joaillerie, usinage et microtechnique.

Transversalité et profondeur

La force de l’enseignement pratiqué à Morteau réside sans aucun doute dans cette transversalité qui se fait côtoyer directement horlogerie, joaillerie, usinage et microtechnique.

David Grandvuillemin, directeur délégué aux formations professionnelles et technologiques du Lycée, abonde en ce sens. «L’ambition est aussi de faire travailler les sections ensemble, de les pousser à collaborer, que les horlogers demandent aux usineurs de fabriquer des pièces qu’ils devront ensuite monter. Ou qu’ils s’adressent aux joailliers pour sertir la montre qu’ils sont en train de créer.»

Morteau, la pépinière de la nouvelle vague horlogère

Morteau, la pépinière de la nouvelle vague horlogère

Mais le passé du territoire et son «ADN» horloger permettent à cet enseignement de s’exercer aussi en profondeur. Les outils manuels les plus traditionnels de l’établi horloger côtoient les CNC, les instruments laser ou le four à céramique. Les arcanes mathématiques de la construction se détaillent sur un large écran tandis que non loin un élève angle un pont à la main ou que dans l’atelier voisin, les usineurs travaillent sur des tours Tornos, increvables chefs d’œuvre de la mécanique de précision du XXème siècle.

Morteau, la pépinière de la nouvelle vague horlogère

Le mot n’a pas été prononcé durant notre visite mais la force de ce modèle réside sans doute dans son humanisme: avant d’apprendre le comment, il convient de se poser la question du pourquoi. Pourquoi apprendre ce que nous apprenons?

Faire sa propre montre

En fin d’études, soit en fin de sixième année du parcours complet, les élèves sont face à un projet très ambitieux: faire de A à Z, à la main, leur propre montre à complication.

«Un projet qui leur ouvre l’esprit, change leur rapport au travail. Un projet qui est une véritable prise de risque mais aussi un espace de créativité et de liberté». explique Thierry Ducret, enseignant horloger depuis plus de vingt ans au Lycée et Meilleur Ouvrier de France.

La réalisation de cette montre de fin de formation, exercice libre autour d’une thématique imposée, n’est pas une obligation scolaire. Mais la plupart de ceux qui ont accompli le cursus complet veulent passer par cette étape cruciale.

Victor Monin
Victor Monin

Ann Noir
Ann Noir

Théo Levaltier
Théo Levaltier

Robin Lonchampt
Robin Lonchampt

Eve Albanesi
Eve Albanesi

Alexandre Hazemann
Alexandre Hazemann

«Faire sa propre montre! Est-ce qu’on demande à un élève ingénieur de faire sa propre fusée ou locomotive? On offre ici une chose rare, s’amuse Florence Burger. Et très concrètement, avec sa propre montre, le jeune diplômé a en main la meilleure carte de visite professionnelle qui soit pour aller se présenter où qu’il veuille.»

«On n’a jamais fini d’apprendre»

Force est de constater que cette formation porte ses fruits. La plupart des jeunes horlogers prometteurs dont nous dressons le portrait dans ce dossier en sont issus. Et ce n’est semble-t-il pas un hasard. Sans doute est-ce aussi dû à une adéquation entre cette forme d’enseignement transversal et l’émergence d’une nouvelle génération, maniant intuitivement les nouvelles technologies tout en étant fascinée par les anciennes pratiques (voir la vague jeuniste pour le vintage), pratiquant les réseaux et avide d’indépendance.

Cette notion d’indépendance, qui était presque inenvisageable il y a quelques dizaines d’années seulement (à l’exception de certains pionniers devenus désormais des références en la matière pour les jeunes aspirants horlogers, à l’image d’un Vianney Halter que tous citent en exemple), est aujourd’hui rendue possible par une évolution du marché et des collectionneurs. La montre rare, compliquée, de qualité artisanale, bien terminée, produite en très peu d’exemplaires, est devenue tendance.

Et un autre phénomène aide à s’installer en indépendant: les réseaux sociaux qui se tissent à l’intérieur de cette génération en permettant de s’épauler, d’échanger les expériences, de dialoguer, d’évoluer, boostent cette envie d’indépendance.

Morteau, la pépinière de la nouvelle vague horlogère

Morteau, la pépinière de la nouvelle vague horlogère

Sans compter qu’à l’heure de ces échanges instantanés, il est devenu aussi, si ce n’est plus aisé de vendre sa montre à l’autre bout du monde plutôt que dans son propre quartier.

Mais, en dehors de la qualité de l’enseignement – de la transmission – et de celle de l’équipement de ce Lycée, il est aussi question de la motivation des étudiants. Et force est de constater qu’elle est élevée.

«Parfois, je dois les obliger de sortir de l’école qui est déjà fermée. Ils arrivent avant l’heure, ils nous demandent de pouvoir venir travailler les week-ends mais, avec les machines, nous avons des impératifs de sécurité, explique Thierry Ducret. On doit les retenir.»

L’horlogerie, avec ses promesses économiques mais aussi – et surtout – ses potentialités créatives, en motive plus d’un. Et, graduellement, plus d’une (aujourd’hui, la classe de première année d’études comporte un nombre quasiment paritaire de filles et de garçons, une évolution notable pour cette profession jusqu’alors très masculine).

L’organisation de la «pépinière»

Pratiquement, le Lycée Edgar Faure de Morteau est un établissement public soutenu majoritairement par la Région Bourgogne-Franche-Comté, l’Etat et les communautés. L’école lie par ailleurs des partenariats réguliers avec horlogers indépendants et grandes marques horlogères En ce qui concerne la filière qui nous intéresse, elle prépare à l’obtention de différents certificats, selon les apprentissages, du plus simple Certificat d’aptitude professionnelle au plus prestigieux Diplôme national des métiers d’art et du design (DNMADE), en passant par le Brevet de technicien supérieur en horlogerie (BTS) et le Brevet des métiers d’art (BMA). En tout, le parcours de l’élève à travers les divers échelons peut durer jusqu’à sept ans. Il est ponctué de stages en entreprise en collaboration avec «quasiment tous les groupes horlogers».

Le DNMADE, le diplôme le plus convoité, s’étale sur les trois dernières années. Au cours de la première, le jeune horloger doit concevoir un boîtier de montre à partir du mouvement de son choix, travailler sur son design, passer ensuite à la conception et à la construction. Le cahier des charges est ouvert. Toute difficulté est acceptée. La deuxième année, le travail se fait plus précis, il peut concerner l’échappement, la réserve de marche ou tout autre complication. Enfin, la troisième année, l’élève passe à la conception et à la réalisation intégrale de sa propre montre sur une thématique en lien avec l’horloger parrain de sa volée, à l’exemple de la sonnerie (parrainée par le constructeur de mouvement La Joux-Perret), ou de l’automatisme (parrainé par le jeune Olivier Mory) pour prendre deux exemples récents. La montre doit être réalisée selon les plus hauts critères de l’horlogerie d’excellence.

Au vu des résultats, on ne peut que se féliciter de la remarquable qualité de cette formation et constater la vigueur de la passion qui anime ces horlogers en devenir. Comme nous le disions au début, Morteau est une des pépinières les plus vibrantes de la nouvelle vague horlogère.