epuis quelques années, Bernhard Lederer est de retour sur le devant de la scène. Cela suit une décennie de silence forcé, puisque, confidentialité oblige, il a travaillé pour de nombreux noms de l’horlogerie à la tête de sa société MHM, sans pouvoir en dévoiler les contours. Mais la sortie de son Central Impulse Chronometer (CIC) en 2021 a marqué un comeback retentissant, couronné notamment par un Prix de l’Innovation et un Prix de la Chronométrie au GPHG. Et il le dit lui-même, sa priorité est bien désormais de poursuivre le développement de ses propres pièces, en toute liberté. L’occasion de revenir sur son parcours, celui, forcément non linéaire, d’un indépendant qui n’a jamais perdu son désir d’améliorer à la fois la science et l’art de l’horlogerie. Version fondamentale.
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- À 17 ans, alors qu’il se trouvait dans une bibliothèque dans sa région natale du sud de l’Allemagne, Bernhard Lederer découvre un récit qui allait changer le cours de sa vie et le mener vers la quête pour comprendre le langage des échappements. Une quête qu’il poursuit à ce jour.
Nous le retrouvons dans son atelier de Saint-Blaise, où il nous reçoit avec son épouse Ewa et son équipe. À contre-courant d’une époque où l’ornement règne souvent en maître, Bernhard Lederer s’obstine à revenir à l’essentiel: le mouvement, et, en son centre névralgique, l’échappement. «Les grands maîtres — Harrison, Breguet, Leroy, Daniels — parlaient d’échappements avant de parler de finitions», rappelle-t-il. Chez Lederer, la beauté naît de la justesse mécanique.
Né en 1958 près de Stuttgart, Bernhard Lederer grandit au contact des montres de poche de son grand-père. À 17 ans, il écume les marchés aux puces, démonte tout ce qu’il trouve, collectionne les sonorités: chaque échappement possède sa musique, son grain, sa respiration. Ses lectures fondatrices s’enchaînent, d’Ernst von Bassermann-Jordan à George Daniels. «J’ai noté le numéro ISBN de Watchmaking. J’ai fait de l’autostop jusqu’à Londres pour acheter le livre. Ce fut ma Bible», raconte-t-il. Huit années de formation intensive et un mentorat en Allemagne forgent ensuite sa main. Les musées, les ventes aux enchères, les horlogers de l’ombre: il apprend par immersion. Très tôt, il expérimente un échappement à gravité et se frotte à ces voies parallèles de la chronométrie que l’industrie avait délaissées.
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- ©Europa Star archives
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- Les archives d’Europa Star sont riches en documents témoignant du parcours de Bernhard Lederer sur plus de trois décennies.
AHCI, BLU et l’âge des formes
En 1986, il rejoint l’AHCI, devenant l’un des premier membres admis après les fondateurs. Installé à Neuchâtel, il crée BLU (Bernhard Lederer Universe) en 2000. Les créations poétiques — Blue Atoll, Blue Galaxy et Majestic Tourbillon MT3 — imposent une grammaire circulaire et cinétique. Jusqu’à 300 pièces par an sortent de l’atelier, exportée au Japon, aux États-Unis et en Russie. Le Majesty Tourbillon MT3, lancé en 2006, signe le premier mouvement entièrement maison: une architecture rare combinant trois tourbillons, deux volants et un semi-volant, où la précision commande l’esthétique. En 2011, la Gagarin Tourbillon fait orbiter son tourbillon d’une minute autour du cadran en 108 minutes, durée exacte du vol de Youri Gagarine. Puis survient 2009. La crise financière. A Bâle s’amorce une «super année»… jusqu’à ce que toutes les commandes soient annulées. Pivot forcé: Lederer accepte des mandats de développement pour d’autres maisons via sa société MHM. Une décennie de confidentialité s’ouvre, fertile mais silencieuse.
Le fil rouge: réinventer l’échappement naturel
Car une idée tenace le poursuit: reprendre la quête de l’échappement naturel. Breguet l’avait rêvé, George Daniels l’avait formalisé. La réponse de Lederer: adapter l’independent double wheel escapement à la montre-bracelet, à fréquence plus élevée.
«Nous avons ajouté un remontoir d’égalité, puis remis en cause l’évidence: tel qu’on le voyait, le remontoir pouvait devenir un obstacle. Nous avons tout repensé, réduit les frictions de 96% et réécrit la logique du flux d’énergie.» La méthode Lederer est expérimentale, exigeante: mesurer non pas des moyennes, mais chaque alternance, questionner les dogmes, changer une géométrie et observer ce que la mécanique révèle. L’objectif n’est pas l’effet visuel, mais la performance chronométrique — la beauté vient après, comme une conséquence.
En 2021, Bernhard Lederer revient au premier plan sous son nom avec le Central Impulse Chronometer: double détente, deux remontoirs d’égalité, deux trains d’engrenages, deux roues d’échappement indépendantes, transmission d’impulsion par l’axe central du balancier. Le CIC est récompensé du Prix de l’Innovation au GPHG 2021. En 2024, l’approche scientifique est saluée à nouveau: un chronomètre d’observatoire triple certification (Besançon, Glashütte, Genève) remporte le Prix de la Chronométrie. L’objectif est clair: surmonter les défis laissés par Breguet et Daniels — impulser directement, en alternance, sans recul, dans un format portable et durable.
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- Avec une seule ouverture méticuleusement travaillée, la CIC 39 mm dévoile un aperçu de son cœur innovant: son échappement à double détente avec double remontoir est entièrement fabriqué en interne et breveté par Lederer.
La CIC 39 mm et la Longitude
Avec la CIC 39 mm, Lederer transpose cette architecture complexe dans des proportions raffinées, 39 millimètres de diamètre et un peu plus de dix d’épaisseur. La montre condense l’héritage du CIC originel dans un objet plus intime, plus facile à porter au quotidien. Disponible avec cadran argenté ou vert, elle dévoile par une ouverture sobre son échappement à double détente, fruit de plus d’une décennie de recherche. Chaque composant est décoré à la main: satinage, anglage poli miroir, microbillage, angles rentrants et sortants.
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- Avec sa petite seconde décentrée, signature visuelle inspirée des chronomètres marins historiques, la CIC 39 mm Longitude invite au voyage en deux séries de 12 pièces, l’une avec un cadran blanc, l’autre avec un cadran bleu cobalt.
De son côté, la récente Longitude, limitée à seulement 24 exemplaires — 12 cadrans blancs, 12 bleus cobalt — pousse encore plus loin l’hommage à la chronométrie historique. Inspirée des chronomètres marins qui guidaient autrefois les navigateurs, elle adopte une petite seconde décentrée et rend hommage au calcul de la longitude par la précision mécanique. Toutes deux incarnent cette tension entre héritage et innovation, entre la science des maîtres passés et l’exigence d’un artisan du présent.
Mais si Bernhard Lederer incarne l’ingénieur visionnaire, il ne mène pas cette aventure seul. Depuis ses débuts, son épouse Ewa Lederer joue un rôle essentiel. Responsable des ventes internationales et des relations clients, elle est à la fois ambassadrice et interlocutrice privilégiée des collectionneurs. Présente aux côtés de Bernhard dès l’époque BLU, elle a accompagné chaque tournant de cette trajectoire, de la crise de 2009 à la renaissance sous le nom Lederer. À Saint-Blaise, le couple forme un binôme indissociable, conjuguant exigence technique, transmission familiale et proximité humaine. La mécanique, chez Lederer, n’est jamais coupée de la relation à ceux qui la portent.
Transmission et perspectives
L’atelier Lederer revendique une autonomie rare. Plus de 95% des composants y sont réalisés en interne, du cadran aux aiguilles, des ponts aux roues. Prototypage, usinage et décoration se succèdent dans quelques mètres carrés. Une équipe d’artisans hautement qualifiés travaille dans une atmosphère de confiance et de transmission. «Je peux encore, s’il le faut, fabriquer chaque composant à la main», dit Lederer en souriant. La production reste volontairement confidentielle — une douzaine de pièces par an —, proposées entre 137’000 et 155’000 CHF. Les collectionneurs viennent du Japon, des États-Unis, d’Italie, du Danemark, d’Angleterre, du Canada. Chaque pièce porte la marque d’un travail intime, loin des grands circuits industriels.
Aujourd’hui, Bernhard Lederer a déjà réalisé un «niveau 2» de son échappement actuel, volontairement mis en réserve, et planche sur une série de cinq nouveaux échappements, dont trois inspirés d’architectures historiques et deux totalement inédits. «Le premier niveau de l’horlogerie, c’est l’échappement. On peut — on doit — le réimaginer.»


